La prime cadavérique

Qu’a-t-il donc de particulier, ce cimetière ? Bien sûr il n’est pas gai, mais les cimetières sont rarement gais. Alors, d’où vient ce sentiment d’abandon, d’écrasement que l’on ressent dès qu’on a poussé la grille ? Des tombes peut-être : de pauvres croix plantées un peu n’importe comment, dont les noms, même récents, sont à peine lisibles ; des allées mal tracées, avec de mauvaises herbes un peu partout, et surtout, de cette uniformité totale. Il n’y a aucun de ces monuments de mauvais goût, en marbre blanc ou noir, recouverts de fleurs artificielles, de photos de défunts souriant dans un cadre de perles. Tout est pareil : on dirait un champ de croix mal entretenu.

À vrai dire, le cimetière de Saint-Ylie, dans le Jura, n’est pas un cimetière comme les autres, c’est le cimetière des fous. Il se tient tout près de l’asile, on le voit des fenêtres et c’est là que, de temps en temps, on amène un cercueil. Ce sont des cérémonies confidentielles, le public les ignore et elles n’intéressent personne. Les inhumations se font en présence de quatre hommes : l’aumônier, qui murmure ses prières, le directeur de l’asile, qui est là par obligation administrative, un malade, qui est là pour aider, et le fossoyeur.

Quand la tombe est refermée, on plante la croix avec un nom, un prénom et deux dates, et c’est de nouveau le silence et l’oubli.

Mais, pour tous ceux qui sont enterrés là, l’oubli vient de beaucoup plus loin. Il remonte à dix, vingt, trente ans peut-être. Car ces morts étaient déjà morts depuis longtemps pour le monde. Ils attendaient la fin, seuls, entre eux, derrière les murs de l’asile, avec, sous leurs fenêtres, le petit cimetière.

Le 30 novembre 1909, il pleut dans le cimetière de Saint-Ylie, une pluie fine et détestable. Il fait froid. Les personnages présents à ce moment ne peuvent s’empêcher de frissonner. Pourtant, des cimetières, ils en ont vu d’autres : cela fait partie de leur métier. Mais un cimetière de fous, c’est la première fois qu’ils en voient. Jamais ils n’avaient éprouvé une telle sensation de solitude.

Le juge d’instruction, les deux gendarmes, avec leurs uniformes tout tachés de boue, et l’avocat n’ont qu’une hâte : qu’on en finisse. Il leur tarde de retrouver la chaleur et la vie, les rues de leur petite ville, leurs collègues, leur famille, leur maison.

Il n’y a guère que l’inculpé qui semble à son aise. Il indique l’endroit précis des tombes, il donne des conseils pour remuer la terre détrempée ; pour un peu, si on le lui permettait, il s’y mettrait lui-même.

Il faut dire que lui, il a vraiment l’habitude. Cela fait trois ans qu’il est infirmier à l’asile d’aliénés de Saint-Ylie et qu’il en est aussi le fossoyeur…

 

L’homme s’appelle Joseph Buis. Il est né en 1872, dans ce pays jurassien sauvage et beau. Son père était scieur de long à la fabrique voisine. Quand il rentrait abruti de son travail, il s’abrutissait encore dans l’alcool et battait sa femme et ses enfants. À la maison, ils étaient onze. La mère, vieillie prématurément par les maternités successives, n’avait, bien sûr, pas le temps de s’occuper d’eux. Dans la journée, elle était femme de ménage et laveuse de linge.

C’est dans ce milieu que grandit le petit Joseph. Pour comble de malchance, à l’âge de trois ans, il est frappé de méningite aiguë. Il en restera toute sa vie diminué mentalement et la maladie lui fait perdre l’usage d’un œil. On est obligé de l’énucléer.

Aussi misérable qu’on peut l’être à l’époque, légèrement débile, borgne, avec son orbite creuse, qui fait la risée de tout le village : c’est ainsi que Joseph Buis débute dans la vie. Dans ces conditions, comment ne pas imaginer que la suite ne soit qu’une série d’échecs, de malheurs et de drames ?

À dix-huit ans, Joseph est amoureux et, ce qui est extraordinaire, c’est que, malgré sa terrible disgrâce physique, son amour est partagé. Une fille du village a bien voulu de lui. Ce n’est pas la plus belle, ni la plus riche, ni la plus intelligente, mais elle est gentille et ils décident de vivre ensemble.

Pourtant il n’y aura pas de miracle dans la vie de Joseph. Au bout de six mois, la jeune fille le quitte pour un autre, qui ne vaut peut-être pas mieux, mais qui, du moins, a ses yeux et pas ce trou affreux au côté gauche du visage.

Alors, arrive ce qui doit arriver : Joseph se met à boire. L’absinthe, la « fée verte » devient son seul refuge, sa seule confidente, sa seule raison de vivre.

Il est tapissier. À l’atelier, une fois, dix fois, on tolère ses ivresses et puis on le renvoie. Il cherche du travail. Il n’y a que les hôpitaux qui veulent bien de lui comme garçon de salle, homme de peine. Mais là encore, à cause de son alcoolisme, il ne parvient pas à rester. Il est renvoyé successivement de dix hôpitaux et hospices.

Il parcourt la campagne à pied, vivant tant bien que mal de fruits ramassés sur le chemin, de petits travaux, à droite et à gauche, et il finit par aboutir au plus bas de l’échelle sociale, là où l’on prend tout le monde, même ceux qui ne savent ni lire ni écrire, même ceux qui ne savent rien faire : à l’asile d’aliénés de Saint-Ylie.

De loin, vu de la route, l’asile fait bien dans le paysage. C’est un ensemble de demeures du XVIIIe siècle, avec plusieurs dépendances, dans un vaste parc, entouré de hauts murs. Le Doubs coule tout à côté ; le paysage est vallonné, les premières montagnes du Jura sont toutes proches, avec leurs vignes et leurs exploitations forestières. L’ensemble est joli, ordonné, élégant, à condition, toutefois qu’on regarde de loin, qu’on ne pousse pas la porte, qu’on n’entre pas dans le pavillon A, le pavillon B et le pavillon C.

Car, en 1910, malgré des progrès incontestables, mais qui ne concernent que certains établissements à Paris et dans les grandes villes, la médecine psychiatrique reste encore proche du Moyen Age. Les fous – c’est ainsi qu’on les appelle à l’époque, même dans l’administration – sont des individus qu’il faut enfermer, surveiller et neutraliser jusqu’à leur mort. La camisole de force et les douches glacées restent les meilleurs remèdes.

Le pavillon A de l’asile de Saint-Ylie est celui des délirants. C’est là qu’on enferme les fous des histoires de fous, ceux qui se prennent pour Napoléon, pour Jeanne d’Arc, pour Dieu ou pour un petit chien, ceux qui sont perdus dans leur délire personnel, qui vivent leur vie tout seuls, mais qui sont, malgré tout, inoffensifs.

Le pavillon B est celui des agités, ceux que le public appelle les fous dangereux, et qui le sont, en effet, quelquefois. Pour ceux-là, il n’y a qu’une seule solution, la force. Le pavillon B est une prison plus dure, plus impitoyable sans doute que les prisons officielles.

Quant au pavillon C, c’est celui des gâteux. C’est là qu’on met ceux qui sont arrivés au dernier stade de la maladie. Le pavillon C est l’antichambre de la morgue. D’ailleurs la morgue est juste à côté ; au bout du couloir et derrière les murs, c’est le cimetière.

Le pavillon C ne comprend pas de lits. Ils sont remplacés par des caisses, sortes de cercueils sans couvercle, alignés dans chaque pièce en rangées de douze. Dans ces caisses, les malades sont allongés sur du varech. Ils n’ont droit à rien d’autre : pas de matelas, pas même de paille et ils agonisent là, pendant des jours, des semaines ou des mois. Au pavillon C, il n’y a pas de soins médicaux. On a renoncé à soigner ces épaves. Les seuls traitements qu’on leur donne consistent à les nourrir et à les laver. Plusieurs fois par jour, il faut changer leur infâme litière de varech souillée. De temps en temps, on en emporte un dans la morgue à côté et, de là, au petit cimetière. C’est tout.

C’est au pavillon C que Joseph Buis est engagé comme infirmier. On ne lui pose aucune question, on lui demande seulement un extrait de casier judiciaire.

Et il s’habitue sans trop de mal à son travail. Pour cet être fruste, diminué, chez qui la sensibilité est très amoindrie, ce n’est pas un problème. Il est même souvent de bonne humeur ; il plaisante avec ses collègues. Faire cela ou autre chose, du moment qu’on le paie, qu’il a de quoi manger, et surtout de quoi boire ! Car Joseph est toujours alcoolique, de plus en plus même. Dès qu’il a terminé, il court au bistrot du village. Il boit une dizaine d’absinthes par jour et davantage les dimanches et les jours de fête. Mais il est tellement imprégné, imbibé d’alcool, que cela ne se voit pas. Ses supérieurs, à l’asile, ne remarquent rien. Ils le trouvent, au contraire, travailleur. Il ne se plaint jamais, ce qui est plutôt rare au pavillon C. Aussi, on décide de lui accorder une promotion : on lui propose de remplacer le fossoyeur, qui vient juste de mourir.

Voici donc Joseph Buis infirmier au pavillon C et fossoyeur de l’asile de Saint-Ylie… et c’est à ce moment que tout commence.

Le 19 novembre 1909, à 7 heures du soir, la nuit tombe sur le pavillon C. Il y a de la buée et de la pluie aux carreaux et, à l’extérieur, il fait tout noir. À l’intérieur, les formes allongées sur leur varech vagissent doucement dans leurs caisses. Joseph Buis quitte la pièce et va trouver l’interne de garde.

— Garnier est crevé.

— Eh bien, amène-le à la morgue.

— Vous pensez que je pourrai l’enterrer demain matin ?

— Il faut que je l’examine. Ça peut attendre.

— Je disais ça rapport à ma prime, vous comprenez ?… Cette prime est tout l’avantage des nouvelles fonctions de Joseph : 1 franc par inhumation, c’est-à-dire un peu moins de 10 francs actuels. Cela s’appelle, dans le jargon à la fois pompeux et sinistre de l’asile, « la prime cadavérique ».

Avant de s’en aller, l’interne, par acquit de conscience, décide de faire un tour à la morgue. Le cadavre de Garnier, un malade de soixante-deux ans, qui était au dernier stade depuis des semaines, est sur une table. L’interne le découvre et reste un instant immobile avec sa main qui tient le drap en l’air.

L’homme porte une vaste et profonde ecchymose violacée autour du cou ; on distingue nettement quatre empreintes de doigts très rouges. La cage thoracique est enfoncée sur le côté gauche : quatre ou cinq côtes sont brisées, peut-être six. Il n’y a pas de doute, c’est un meurtre !

Mais qui a tué cet agonisant, ce presque mort ? Un fou, un des malades du pavillon A ou du pavillon B, qui se serait introduit dans le pavillon C ? C’est impossible, Buis était là, il l’aurait vu.

Alors l’interne sent la sueur l’envahir. Il vient d’avoir une pensée horrible. C’est Joseph Buis qui a fait cela. Et pour quelle raison, sinon pour toucher la prime cadavérique quand il l’aura enterré ? Pour gagner 1 franc ?

L’interne se souvient alors de choses troublantes. Depuis le début du mois, c’est le cinquième décès au pavillon C. Bien entendu, il s’agit de malades à la dernière extrémité, mais cinq décès en dix-neuf jours, c’est trop !

Bouleversé, il va dans le bureau du directeur de l’asile, qui prévient la police. L’enquête établit immédiatement que Garnier est effectivement décédé de strangulation et de l’enfoncement de six côtes, causé vraisemblablement par la forte pression d’un genou.

Joseph Buis est arrêté ; on décide de procéder à l’exhumation des quatre autres malades décédés au pavillon C et, le 30 novembre 1909, elle a lieu dans le cimetière de Saint-Ylie. Les résultats de l’autopsie ne laissent aucun doute : les autres malades sont morts, eux aussi, de mort violente, strangulation et enfoncement des côtes par pression du genou.

Joseph Buis nie devant les policiers. Devant le juge d’instruction qui l’accuse d’avoir cinq meurtres pour toucher 5 francs, il nie encore.

Pourtant, tout l’accuse. Il était le seul infirmier de garde quand les cinq décès ont eu lieu. C’est lui qui a prévenu l’interne et, chaque fois, il a insisté pour que l’inhumation ait lieu le plus tôt possible.

De plus, à la veille de chaque décès, il avait demandé à l’aumônier de venir pour donner les derniers sacrements au malade. Or, les médecins sont formels : il n’y avait eu aucune aggravation de leur état ; s’ils étaient condamnés à court terme, comme tous les autres, rien n’indiquait que ce serait pour le lendemain. Mais Joseph avait comme on dit « de la religion ». Le dimanche, quand il n’était pas trop saoul, on le voyait quelquefois à la messe. Malgré sa vie ratée, son enfoncement progressif dans l’alcool, il avait gardé la foi. C’était tout ce qui lui restait de morale, sa dernière et vague espérance…

 

Le procès de Joseph Buis s’ouvre le 1er juillet 1910 devant la cour d’assises de Lons-le-Saulnier. Joseph nie jusqu’au bout. Son avocat, dans sa plaidoirie, tout en soulignant qu’il n’y a aucune preuve formelle de culpabilité, insiste sur l’irresponsabilité de son client et sur les terribles épreuves de son existence.

Il fait surtout le procès de l’administration psychiatrique. Devant les juges et jurés effarés, il révèle tout de ce qu’est le pavillon C de l’asile de Saint-Ylie : les caisses, le varech, les formes humaines qui attendent la morgue et le petit cimetière, sans aucun soin médical.

Et, au moment du verdict, s’il n’accorde pas l’acquittement, le jury reconnaît néanmoins les plus larges circonstances atténuantes à Joseph Buis, qui n’est condamné qu’à sept ans de prison…

À partir de là, nul ne sait ce qu’il est devenu. Mais, étant donné son état mental et son alcoolisme chronique, il y a tout lieu de penser qu’il a terminé lui aussi dans un asile, comme malade, cette fois.

Il n’a certainement pas été étranglé par un infirmier : ce sont des choses exceptionnelles, extraordinaires, des choses qui se savent. Il est sans doute mort comme les autres fous, anonymement.

Un jour, un matin de novembre, peut-être, on l’a porté en terre dans un petit cimetière ignoré, aux croix toutes semblables, où personne ne vient jamais.

Pour conduire Joseph Buis à sa dernière demeure, il n’y avait peut-être que quatre hommes : un aumônier qui murmurait ses prières, le directeur de l’asile, qui était là par obligation administrative, un malade, qui était là pour aider, et un fossoyeur, qui avait hâte de toucher sa prime cadavérique de 1 franc.